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Lundi 14 février 1966
Ce fut vers le milieu du mois qu’arriva le dégel. Le vendredi matin, la pluie se mit à tomber férocement, pour ne s’arrêter que le dimanche soir. Il y eut des inondations dans tout le Connecticut. La maison des Finch fut coupée de la Route 133 exactement comme le docteur l’avait expliqué à Carmine, et Charles Ponsonby arriva au Hug en se plaignant que sa cave à vin était inondée.
Le lundi, à l’aube, tourmenté par des raideurs dans les muscles, Addison Forbes décida de faire une petite promenade dans les environs, avant de longer le rivage jusqu’à sa jetée. Il y avait édifié un abri pour accueillir un bateau de cinq mètres, bien que son humeur le poussât rarement à le mettre à l’eau pour naviguer paisiblement dans le port d’Holloman. Depuis trois ans, un tel plaisir était pour lui un péché, voire un crime.
Une voiture de police était garée près du chemin d’accès des Forbes. Ses occupants lui firent signe de la main quand il passa à leur hauteur, pressé de rejoindre son abri. Il ruisselait de sueur en abordant le chemin en pente bordé de buissons qui descendait depuis la route. Trois jours de pluie battante avaient fait fondre la neige gelée, rendant le sol détrempé. Quelques années plus tôt, il avait planté, tout en bas, une rangée de forsythias. Il adorait voir leurs fleurs jaunes s’épanouir au printemps.
Mais à cette époque, la haie de forsythias n’était qu’un buisson de tiges brunes, derrière laquelle il aperçut pourtant une tache couleur lilas. S’approchant, il vit que de cette tache dépassaient des bras et des jambes. Son cœur se mit alors à gronder dans ses oreilles comme un bruit de marée. Il posa la main sur sa poitrine, voulut ouvrir la bouche pour hurler, mais n’y parvint pas. Il allait faire un nouvel infarctus, c’était évident ! S’accrochant au dossier d’un vieux banc de jardin que Robin avait installé là, il en fit le tour avec une lenteur extrême avant de s’y asseoir, attendant que la douleur survienne, et agitant constamment la main gauche, dans laquelle elle ne pourrait manquer de se répandre. Yeux écarquillés, bouche grande ouverte, Addison Forbes crut qu’il allait mourir.
Dix minutes plus tard, la douleur n’était toujours pas là, il n’entendait plus son cœur rugir, et son pouls avait ralenti, comme toujours après son jogging. Il se leva lentement, sans que cela le fasse souffrir. Plein d’allégresse, il partit alors vers la maison à longues foulées rythmées.
— Il y a un corps au bord de l’eau, lança-t-il en entrant dans la cuisine. Appelle la police, Robin !
Elle poussa un grand cri, s’exécuta, puis revint vers lui et voulut prendre son pouls.
— Je vais bien, lança-t-il d’un ton irrité, fiche-moi la paix. J’ai eu un choc, mais mon cœur n’a pas cédé !
Il eut un sourire rêveur.
— J’ai faim. Il me faut un petit déjeuner consistant. Des œufs frits, du bacon, des toasts beurrés, et de la crème dans mon café. Dépêche-toi, Robin, dépêche-toi !
— Ils nous ont bien eus, dit Carmine à Abe et Corey. Comment avons-nous pu être aussi bêtes ? On surveille les routes, et on ne pense même pas au port. Ils l’ont déposée ici par bateau.
— Le rivage était encore gelé samedi soir, dit Abe. Ils ont dû improviser à la dernière minute, ils ne peuvent pas avoir préparé ça.
— Au contraire ! Le dégel leur a facilité les choses, c’est tout. Sinon, il leur aurait suffi de marcher sur la glace, en partant d’une rue où nous ne patrouillons pas. Ils ont dû se servir d’un canot et approcher assez près pour jeter le corps sur la rive, sans jamais y poser le pied.
Patrick vint les rejoindre.
— Elle est complètement congelée. Une robe cousue de perles, cette fois, pas de paillettes. Un tissu un peu semblable à de la dentelle, sans en être vraiment. Elle semble plus à sa taille que dans le cas de Margaretta, mais je n’ai pas encore retourné le corps, je ne sais pas si elle est boutonnée. Pas de marques de liens, la tête a été tranchée d’un coup.
— Nous ne trouverons rien ici, puisqu’ils n’ont pas débarqué. Alors je te laisse, dit Carmine, avant d’ajouter à l’adresse de ses adjoints : venez, les gars, il va falloir demander à tous ceux qui habitent au bord de l’océan s’ils ont vu ou entendu quoi que ce soit. Corey, monte à bord du bateau de la police et va enquêter auprès des équipages des tankers et des cargos au mouillage dans le port. Quelqu’un est peut-être monté sur le pont pour respirer un peu d’air frais, après tant de jours passés dans les soutes, et a vu un canot. C’est le genre de truc qu’un marin remarque toujours.
— C’est la même chose que pour Margaretta, dit Patrick à Silvestri, Marciano, Carmine et Abe, pendant que Corey faisait le tour du port. Les épaules de Faith étaient étroites, ses seins plutôt petits, ils ont pu boutonner la robe. Je n’y ai pas trouvé la moindre trace, ce qui veut dire que lors du trajet en canot, le corps a dû être enveloppé dans une feuille de nylon étanche.
— Comment est-elle morte ? demanda Marciano.
— Violée avec un engin acéré, comme Margaretta. Je ne sais toujours pas s’il a été conçu pour tuer, ou s’ils auraient voulu qu’il opère plus lentement. Elle était à peine morte qu’ils l’ont placée dans un congélateur, un peu semblable à ceux des supermarchés, en tout cas assez grand pour qu’elle y soit allongée bras tendus et jambes écartées. Les deux filles ont été habillées une fois congelées. Faith avait deux orteils un peu déformés au pied gauche, suite à une fracture quand elle était petite. Il sera donc facile à sa famille de l’identifier.
— Est-ce que les deux robes sont de même origine ? demanda Silvestri. Elles sont à la fois semblables et différentes.
Patrick eut un petit sourire.
— Je ne suis pas un expert en ce domaine, mais la copine de Carmine pourra vous le dire mieux que moi.
Le lieutenant rougit. C’était donc évident à ce point ? Et alors ? Ils étaient dans un pays libre, après tout ! Il espéra simplement qu’ils n’auraient pas besoin du témoignage de Desdemona pour confondre ces fils de pute. C’était sûrement la plus grosse erreur qu’il avait commise dans cette affaire.
— Carmine, intervint Marciano, est-ce que tu as trouvé quelque chose au sujet de la robe rose ?
— Rien. J’ai chargé quelqu’un d’enquêter auprès des boutiques qui vendent ce genre de fringues, mais apparemment, à cent dollars l’unité, c’est trop cher pour le Connecticut. Ce qui est surprenant, vu qu’on y trouve certaines des maisons les plus riches de tous les États-Unis.
— Les mères fortunées passent leur temps à se rendre en Cadillac d’un centre commercial à l’autre, dit Silvestri. Elles n’hésitent pas à pousser jusqu’à Boston ou à Manhattan.
— Dans ce cas, dit Carmine en souriant, il faudra consulter l’annuaire des professionnels, du Maine à Washington. Qui veut du café et des beignets ?
Au moins, il a retrouvé un peu d’appétit ! songea Patrick.
Dieu sait ce qu’il pouvait bien trouver à cette Anglaise. Pourtant, plus Patrick la regardait, plus il la trouvait séduisante. Une chose était certaine, en tout cas : elle n’était pas idiote. Ça ne pouvait que plaire à quelqu’un comme Carmine.
— Addison est parti pour le Hug, dit gaiement Robin à Carmine quand il arriva chez les Forbes.
— Vous avez l’air tout heureuse !
— Lieutenant, je viens de passer trois ans en enfer. Après son infarctus, Addison s’est convaincu qu’il n’avait plus beaucoup de temps à vivre. Il n’osait plus rien entreprendre. D’où le jogging et sa volonté de ne se nourrir que de fruits et de légumes crus. Je suis parfois allée jusqu’au Rhode Island pour trouver du poisson qu’il accepterait de manger. Il était persuadé jusqu’à présent qu’un nouveau choc le tuerait, et il faisait tout pour s’y soustraire. Et puis ce matin, il a trouvé cette fille, ça l’a vraiment secoué, mais ça ne l’a pas tué. Du coup, il a repris espoir, et je crois que nous allons enfin retrouver une vie normale.
Carmine s’en fut après un tour rapide de la propriété. Le docteur Forbes serait désormais un homme plus heureux ; à moins que le Hug soit contraint de fermer ses portes. Cela faisait-il partie du plan des Fantômes ? Et si oui, pourquoi ? Cherchaient-ils en fait à abattre le professeur Robert Mordent Smith ? Auquel cas, ils étaient bien près de réussir. Et Desdemona ? Que venait-elle faire là-dedans ? Il avait passé le petit déjeuner à l’interroger. Avait-elle vu quelque chose d’étrange depuis qu’elle avait pris son poste ? Quelqu’un du Hug lui avait-il dit un jour quelque chose de bizarre ? Prenant le temps de réfléchir, elle avait répondu patiemment, mais, à chaque fois, négativement.
Le lieutenant se dirigea vers Bridgeport. Il ne s’attendait pas à ce qu’on lui permette de voir le Prof, mais il devrait pouvoir inspecter les lieux d’aussi près que possible, car la surveillance semblait assez relâchée dans cet établissement. La police locale prétendait qu’il serait facile à un pensionnaire de s’échapper.
En franchissant l’imposant portail de Marsh Manor, il remarqua qu’en effet aucune patrouille de sécurité ne semblait être présente. C’est donc l’agoraphobie qui empêche les patients de s’échapper, pensa-t-il.
Après une rapide inspection de l’institution, Carmine décida d’aller rendre visite à la famille Chandra. Ils vivaient non loin de la Route 133, dans un endroit bucolique semé de fermes, de granges et de pommiers. Carmine n’avait pu interroger le professeur au Hug car il n’y travaillait plus depuis vendredi.
Une demi-douzaine d’habitations étaient dispersées sur un espace d’environ cinq hectares. Une vie luxueuse pour un couple et ses enfants : de toute évidence, les Chandra ne s’occupaient de rien, ils avaient assez d’argent pour que d’autres s’en chargent. Un claquement de doigts, et ce qu’ils voulaient faisait aussitôt son apparition.
Le docteur Nur Chandra reçut Carmine dans son imposante bibliothèque.
— Mon départ ne m’est pas agréable, lieutenant, mais c’est un mal nécessaire. C’est dommage, le Hug a vraiment fait beaucoup pour moi.
— Alors, pourquoi partir ?
— Allons, allons, monsieur, lança le chercheur d’un ton méprisant, vous voyez bien que le Hug appartient au passé ! On me dit que les Parson cherchent un moyen de ne plus le financer, et Robert Smith n’a aucune chance d’y revenir. Mieux vaut que je m’en aille dès maintenant, avant d’avoir à marcher sur de nouveaux cadavres. Il faut que je parte pendant que ce monstre continue à tuer, je serai ainsi à l’abri des soupçons. Car vous ne le capturerez pas, lieutenant.
— Docteur Chandra, tout cela a l’air très logique, mais je crois tout de même que vous profitez de la situation. Le Hug est en plein chaos, et vous pouvez ainsi partir avec vos singes sans rencontrer trop de résistance. Car ils représentent près d’un million de dollars d’investissement de la part de votre employeur, quoi que puisse dire votre contrat.
— Oh ! Je vois que vous être très sagace, lieutenant. En effet, c’est la raison pour laquelle je m’en vais maintenant. Partir avec les singes, c’est placer les Parson devant un fait accompli. Et démêler la situation sera, d’un strict point de vue juridique, une véritable horreur.
— Les macaques sont encore au Hug ?
— Non, ils sont ici, à titre provisoire. Avec Cecil Potter.
— Et quand partez-vous pour le Massachusetts ?
— Vendredi prochain, avec ma femme et mes enfants. Mais les singes s’en vont dès demain.
— J’ai entendu dire que vous aviez fait l’acquisition d’un endroit assez agréable à Boston.
— Oui. Très semblable à celui-ci, à vrai dire.
C’est à ce moment que Surina Chandra fit son apparition, vêtue d’un sari écarlate incrusté de broderies et de fils d’or, le cou et les cheveux chargés de bijoux. Derrière elle, deux petites filles d’environ sept ans, des jumelles. Carmine fut sidéré de leur beauté, mais il eut aussitôt un choc : elles portaient deux robes assorties, d’un vert glacé un peu éthéré, en dentelle couverte de paillettes, avec une longue jupe et des manches bouffantes.
Il parvint à se contrôler tant bien que mal tandis que la mère faisait les présentations. Leela et Nuru étaient des fillettes un peu craintives, avec d’immenses yeux sombres et des cheveux noirs rassemblés en lourdes tresses qui leur tombaient sur les épaules. Elles avaient des diamants dans leurs lobes d’oreilles et, comme Surina Chandra, il émanait d’elles un parfum oriental, lourd et musqué.
— Vos robes sont superbes, leur dit Carmine en se penchant vers elles, mais sans s’approcher de trop près.
— Oui, dit la mère, elles sont très jolies. C’est difficile de dénicher ce genre de vêtement en Amérique, et elles ont été fascinées quand elles les ont vues.
— Madame Chandra, est-ce indiscret de vous demander où vous les avez trouvées ?
— Dans un centre commercial, pas très loin de l’endroit où nous allons vivre. Une jolie boutique pour fillettes, mieux que tout ce que j’ai pu voir dans le Connecticut.
— Vous pouvez me dire où ?
— Oh, j’ai bien peur que non. Je ne connais pas assez bien la région, tout me semble un peu identique.
— Et vous ne vous souvenez pas non plus du nom de la boutique ?
Elle eut un petit rire.
— Oh, mais si ! Tinker Bell !
Mère et filles s’en furent, les jumelles agitant les mains un peu timidement à l’adresse de Carmine.
— Elles vous trouvent sympathique, dit Chandra.
C’était agréable, mais Carmine avait d’autres priorités.
— Docteur Chandra, puis-je utiliser votre téléphone ?
— Certainement, lieutenant. Je vais vous laisser seul.
Ils ont de bonnes manières, pas de doute là-dessus, songea Carmine en composant, d’une main tremblante, le numéro de Danny Marciano.
— Je sais d’où viennent les robes, lança-t-il. D’un magasin nommé Tinker Bell, en deux mots. Dans un centre commercial pas loin de Boston, mais il peut y en avoir d’autres.
— On a trouvé deux magasins de ce nom, annonça Marciano quand Carmine entra dans son bureau. Un à Boston, l’autre à White Plains, tous deux dans des centres commerciaux assez rupins. Tu es sûr de toi ?
— Oui. Les deux filles de Chandra portaient un modèle exactement semblable à celui de Margaretta, mais de couleur verte. Le problème est de savoir dans quel magasin les Fantômes se sont rendus.
— À première vue, White Plains. C’est plus proche d’ici, à moins bien sûr qu’ils ne vivent près de la frontière avec le Massachusetts, ce qui est toujours possible.
— Alors, Abe ira à Boston demain, tandis que je m’occuperai de White Plains. Danny, on a enfin un indice !